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par schaltzmann » lun. avr. 21, 2025 4:19 pm
Ce récit est une histoire, une fiction. Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.
JOUR 11 – Bloc C, Cellule 21
Silence Plat
Rien à signaler. Pas de visite. Pas d’atelier. Juste une journée suspendue, sans vague, sans éclat.
Le réveil à 6h30. Le rituel du petit-déjeuner tiède. Le ménage des couloirs, les sourires forcés des surveillants. Un de ces jours qui glisse entre les barreaux sans faire de bruit. Un jour oublié avant même d’avoir été vécu.
JOUR 12 – Bloc C, Cellule 21
On aurait pu croire à un jour comme un autre. Ciel gris. Couloir silencieux. Soupirs en fond sonore. Mais à 9h15, dans le planning mural, un atelier nouveau est apparu : Atelier Écriture – Salle 3.
On nous a rassemblés, distribués des stylos à effet pailleté, dos droits, regards vides. Sur la table, une consigne plastifiée :
« Rédigez un conte pour enfants sur les thèmes suivants : des sorcières, des magiciens et un preux chevalier. »
Pas de religion. Pas de références historiques. Pas de satire politique. Juste un monde imaginaire, encadré.
Mais moi… je ne peux écrire qu’avec des pointes. Je n’ai pas résisté. J’ai pris mon crayon. Et j’ai écrit ce qu’ils ne voulaient pas lire. Pas une fiction. Un miroir.
En voici le contenu :
LE CHEVALIER DE SEVE-PURE (Conte pour enfants)
Il était une fois, une contrée douce et verte, nichée au creux des collines : Sève-Pure.
Dans ce pays, tout le monde vivait en paix. Les arbres poussaient bien droits, les fleurs parfumaient l'atmosphère, les mésanges chantaient tout bas, et les habitants souriaient toujours, même quand leur cœur était un peu froissé. C’était la règle. On l’appelait le Grand Accord.
Depuis ce jour, il y a fort longtemps, la Sève, issue du Grand Arbre, s’était mise à couler partout. Dans les fleurs. Dans les pensées. Dans les mots. On disait qu’elle maintenait l’équilibre, qu’elle adoucissait les disputes, qu’elle rendait les gens plus calmes, plus lisses. Mais certains disaient, à voix basse, qu’elle filtrait les colères, qu’elle absorbait les idées trop libres, qu’elle remplaçait la pensée par la propagande.
Les enfants apprenaient à dessiner le même soleil, à penser les mêmes choses, et à répondre par des mots doux, même quand quelque chose n’allait pas.
Une brume invisible, qu’on appelait simplement le Voile, planait au-dessus de tout. Elle veillait à ce que personne ne dépasse, ne déborde, ou ne dérange. Tout était calme, équilibré, et parfaitement harmonisé. Et pourtant… un jour, une rumeur parcourut les branches : « Il revient. »
Personne ne savait vraiment qui il était. Mais on le vit bientôt apparaître à la lisière du bois. Un homme en armure claire, avec dans les yeux quelque chose de fort et de juste. Il ne criait pas. Il ne commandait pas. Il parlait. Il ne portait pas d’épée, car son arme, c’était ses mots. Et chaque mot semblait réveiller un souvenir oublié. On l’appelait le Chevalier aux Mots d’Argent.
Il racontait des histoires où les héros doutaient, où les idées volaient sans laisse, où l’on riait sans se cacher. Et ceux qui l’écoutaient… riaient aussi. Ou pleuraient. Ou pensaient. Et dans Sève-Pure, cela n’arrivait plus depuis longtemps.
Mais cette lumière, ce souffle neuf, ne plaisait pas à tout le monde. Dans les hauteurs du Grand Arbre, vivait un étrange mage du nom de Bidulius Inversus. Il n’aimait pas qu’on pense trop fort. Il voulait garder la paix. Sa paix.
Il se croyait jusqu’alors maître de la Contrée, trônant en silence au sommet du Grand Arbre, entouré de sa garde rapprochée de sorcières au nez piqué de verrues et d’orgueil. Et surtout, il ne voulait pas d’un autre que lui. Pas d’un chevalier plus fort. Plus beau. Plus intelligent. Plus libre. Car plus qu’un rival, c’était une menace.
Il convoqua alors ses alliés :
- La Blanche Hurleuse.
Elle venait du Grand Nord. Son balai était gelé, son rire sec, son accent tranchant comme la glace. Elle parlait beaucoup. Trop. Toujours trop fort. Elle savait tout. Sur tout. Et surtout sur les autres. Elle portait une longue robe blanche, faite de plumes figées et de givre. Chaque pas laissait derrière elle un frisson glacé sur les pierres. Sa cape semblait avoir été tissée par le vent lui-même, et tout son être brillait d’un éclat froid, comme une tempête enfermée dans un flocon. Elle avait un pouvoir : geler les débats. D’un souffle glacial, elle pouvait transformer une opinion en crime, et d’un seul regard, figer les pensées comme des bourgeons pris dans la glace.
- La Raturelle, petite et toute tordue, avançait toujours en biais. Son manteau était couvert de tâches d’encre, de colle, de griffures. Ses doigts, crochus et tachés, traçaient dans l’air des signes étranges, comme des petits chapeaux pointus ridicules. Un geste enfantin… mais chez elle, il faisait naître des tempêtes.
Partout où elle passait, elle laissait des traces : sur les murs, les livres, les visages. Elle ne parlait pas beaucoup. Elle dessinait. Et même si ses dessins pouvaient sembler beaux à certains égards, il fallait s’en méfier : ils n’étaient que des sorts. Des pièges posés à plat. Elle ne les montrait pas pour les partager.
Elle les montrait pour respirer. Elle aspirait l’attention, pompait l’air qu’on donnait en les regardant. Ses barbouillages étaient des filets. Elle ne dessinait pas pour créer, elle dessinait pour voler les forces vitales.
D’un simple trait, elle pouvait faire surgir des monstres d’encre et de papier. Son pouvoir ? Effacer les gens… ou les engloutir sous une mer de gribouillis.
- Agnoria, la Tisseuse de Silence, portait une robe ample, faite de feuilles fraîches, de pétales soigneusement cousus, de brindilles tressées et d’herbes vertes à l’éclat presque irréel. On aurait dit qu’un sous-bois entier s’était agenouillé pour l’habiller. Chaque mouvement faisait frissonner un fouillis de mousses et de fleurs discrètes. Elle avançait dans un bruissement végétal, douce et étouffante comme un lierre. Sa voix était douce, toujours douce. Ses phrases commençaient souvent par :
« Je comprends… » et finissaient par : « … mais il faut t’adapter. »
Elle voulait le bien de tous. Même de ceux qui n’avaient rien demandé. Elle pensait que si tout le monde parlait avec assez de douceur, et se taisait quand elle le jugeait nécessaire, plus rien ne ferait mal. Son pouvoir ? Endormir les âmes par la compassion obligatoire, en répétant sans cesse que la parole doit avoir des limites, et en posant des barrières autour des impertinents comme on pose des clôtures autour des moutons.
- Et Wikiduc, l’Ancien, le Poussiéreux, portait un manteau si lourd qu’on aurait cru une bibliothèque sur ses épaules. Des rouleaux sortaient de ses manches, des feuillets froissés débordaient de ses poches. Sa barbe traînait presque au sol, et ses lunettes cerclées d’or cachaient deux yeux qui ne regardaient jamais devant : ils parcouraient les mots anciens.
Il murmurait. Il récitait. Il citait. Il classait. Pour lui, tout ce qui n’était pas écrit… n’existait pas. Il ne pensait pas vraiment. Il cherchait ce que d’autres avaient pensé avant lui. Dans ses livres. Dans ses vieux parchemins. Et il répétait tout cela sans jamais y mettre son souffle. Son pouvoir ? Transformer chaque idée en règlement. Chaque opinion en annotation. Et faire en sorte que tout ce qu’on pensait soit déjà inscrit sur une page de l'un de ses vieux grimoires.
Ils décidèrent ensemble de piéger le Chevalier.
Pendant la fête du Renouveau de la Lumière, une grande cérémonie fut organisée. On invita le Chevalier à y prendre la parole. On lui offrit des fleurs, des rubans, et un discours déjà tout écrit — par Bidulius lui-même.
Un texte enjôleur, parfumé de belles phrases et d’intentions sucrées, mais dans lequel avaient été glissées, en secret, des incantations masquées et des sorts de manipulation. Chaque mot, chaque pause, chaque sourire prévu avait été conçu pour hypnotiser l’assemblée, et semer dans les coeurs de Sève-Pure une méfiance douce, une peur glissante, un doute venimeux envers le Chevalier. Jusqu’à ce qu’ils le voient, sans le savoir, comme une menace. Et qu’ils le chassent. Par leur propre volonté — ou du moins, c’est ce qu’ils croiraient.
Mais il refusa le discours prévu. Il monta sur l’estrade, regarda la foule, et dit, en pointant du doigt Bidulius Inversius et ses acolytes :
« Ce que vous appelez paix, c’est le silence des autres. Ce que vous appelez harmonie, c’est l’absence de tout ce qui vous dérange. »
A ces mots, Bidulius se renfrogna, son regard devînt sombre et terrifiant, le ciel se couvrit. De gros nuages noirs firent leur apparition.
Il lança dans un halo de lumière et un grondement de tonnerre ses sorts d’inversion, ceux qui devaient lui accorder le statut de victime aux yeux de tous.
La Blanche Hurleuse cria qu’il était dangereux, qu'il fallait le traîner devant un tribunal.
La Raturelle gribouilla son nom et forma ses petits chapeaux insignifiants dans l'air afin de le réduire à néant.
Wikiduc déclara qu’il enfreignait le Règlement des Pensées Partagées et qu'il devrait en subir les conséquences en tournant les pages d'un de ses vieux registres de Lois.
Et Agnoria, la voix douce, lui tendit la main, avec une lueur piquante dans les yeux :
« Viens. Nous allons t’aider à redevenir normal. »
Le Chevalier tenta de résister mais tomba à genoux. Pas par peur, mais parce qu’il était seul face à une meute. Ou presque.
C’est alors que, dans le silence pesant, une toute petite voix d’enfant s’éleva :
« Il faut l'aider. »
Puis une autre, frêle mais droite :
« Moi, je veux penser comme lui. »
Le silence se fissura. Un souffle passa. Quelque chose s’ouvrit. Un vieillard, voûté, le pas hésitant, s’avança en premier. Puis une mère, tenant son enfant contre elle. Puis cinq personnes. Puis dix. Puis des dizaines.
Bientôt, toute l’assistance se leva, comme mue par une même onde, une même évidence. Ils avançaient sans arme, sans cri, sans haine. Des femmes. Des hommes. Des enfants. Les jardiniers, les poètes, les rêveurs muets. Ceux qu’on n’avait jamais écoutés. Ceux qu’on avait rendus dociles.
Leurs visages étaient tendus, mais leurs yeux brillaient. Et dans cette marche lente et dense, quelque chose de sacré reprenait place. Ils entourèrent le Chevalier. Formèrent un cercle de chair et d’âme. Ils ne le protégeaient pas parce qu’il était faible, mais parce qu’il leur avait rendu leur propre force.
Alors, face à cette vague humaine, les masques des sorcières tremblèrent. Le rire sec de la Blanche Hurleuse se coinça dans sa gorge. Les doigts crochus de la Raturelle s’agitèrent, griffonnèrent en vain. Wikiduc laissa tomber ses parchemins. Et Agnoria baissa les yeux.
Bidulius recula. Il leva la main, tenta un dernier sort. Mais aucun mot ne sortit.
Une lumière étrange monta du sol, comme une vérité qu’on n’avait pas dite depuis trop longtemps. Elle les effleura — puis les avala. Dans un éclair sourd, un mélange de feu blanc et d’encre noire, les malveillants disparurent, emportés par ce qu’ils avaient eux-mêmes semé.
Et il ne resta plus, dans l’air redevenu clair, que les rires et les souffles d’un peuple debout.
À cet instant, sous les racines du Grand Arbre, la Sève, longtemps corrompue par les enchantements des sorcières, redevint pure. Elle reprit sa course dans les branches et dans les veines. Et partout, on sentit une chaleur nouvelle, quelque chose d’inattendu : la joie.
Pas une joie programmée. Pas une bienveillance imposée. Pas une tolérance obligatoire. Pas une fraternité de façade. Mais une joie vraie. Une paix simple. Et des sourires sincères.
Depuis ce jour, tout changea à Sève-Pure. Les enfants dessinèrent des soleils différents. Les adultes écoutèrent des idées neuves. Et l’on apprit que la paix n’est pas une cage, mais une place où chacun peut respirer autrement.
Le Chevalier, lui, ne quitta pas la Contrée. Il s’établit à l’écart, sur la colline, dans une maison modeste aux murs blancs et au toit d’ardoise. On le voyait parfois redescendre jusqu’au cœur du village, pour flâner au Grand Marché ou pousser la porte de la vieille Taverne, où il buvait, seul ou entouré, en silence ou en rire.
Les enfants montaient jusqu’à sa demeure, les joues rouges et les yeux ronds, pour l’écouter raconter ses histoires de chevalerie, avec des monstres, des révoltes, des dragons. Parfois, il inventait. Parfois il se souvenait.
Des vieillards aussi faisaient le chemin. Ils s’asseyaient près de lui, posaient une main sur son bras, et lui murmuraient des récits anciens, oubliés depuis longtemps. Il les écoutait. Puis il souriait. Et parfois, il répondait.
Il était bien ici, à Sève-Pure. Il avait enfin trouvé sa place dans ce monde. Et il resterait là, parmi ces gens simples, pas pour les diriger, pas pour régner,
mais pour protéger leur liberté.
FIN
J'ai rendu ma copie sans un mot. Une feuille glissée parmi d’autres. Un sourire discret à l’animateur. Il n’a rien dit. Mais ses yeux ont froncé.
Je suis retourné en cellule, sans attendre de note, ni de retour. Je savais qu’il allait circuler. Parce qu’un texte comme celui-là, on ne le lit pas sans le transmettre. Et dans ce Centre, tout ce qui circule finit un jour ou l’autre sur le bureau du directeur.
Et justement…
On me dit que le directeur a lu mon conte. Pas dans le cadre d’un bilan, ni d’un retour bienveillant. Non. Dans le cadre d’un signalement. D'un abus.
Il a refermé la dernière page, l’a posée sur son bureau, et a explosé.
— « C’EST UNE PROVOCATION ! Une attaque en règle contre les fondements de notre travail ! »
Il s’est levé, rouge pivoine, les veines tendues sur les tempes. Il a hurlé qu’on laissait s’exprimer un dissident en roue libre, qu’on ouvrait la porte à la subversion narrative, que ce conte n’était pas un conte, mais un pamphlet, une grenade emballée dans du papier recyclé.
— « Il se moque de nous ! De notre méthode, de notre patience, de notre humanisme ! Il prend nos valeurs et les retourne comme une chaussette ! C’est du sabotage intellectuel ! De la perversion littéraire ! »
Il a claqué la porte, convoqué l’équipe pédagogique, ordonné une refonte des consignes, des barèmes, des filtres, et intimer l'ordre que l’on ajoute un contrôle psychologique préalable à toute activité créative.
Puis, dans un dernier souffle furieux, il a lancé :
— « Et qu’on le surveille, ce petit chevalier… À trop vouloir être libre, il va finir par déclencher une émeute dans les esprits. »
Moi, dans ma cellule, j’ai tout juste haussé les épaules. Parce qu’un chevalier, ça ne s’éduque pas. Et un conte bien écrit, ça explose sans faire de bruit.
Votre très dévoué et irrévérencieux,
Schaltzmann